Prologue

 

 

Quelle que soit la prudence avec laquelle je disposais les tranches de pomme, on avait toujours l’impression que j’avais enterré un corps démembré sous la croûte supérieure de ma tourte. Mes tartes étaient toujours laides, mais elles avaient bon goût. Celle-ci perdait rapidement sa chaleur.

Je passai en revue le festin qui encombrait ma cuisine. Des steaks de gibier marinés dans la bière, légèrement épicés, attendaient dans un plat que je les enfourne. Je les avais gardés pour la fin – leur cuisson sous le grill ne prendrait que dix minutes. Des petits pains faits maison, froids à présent. Des épis de maïs, froids eux aussi. Des pommes de terre, très froides. J’y avais ajouté des champignons sautés et une salade au cas où cela ne suffirait pas. Le beurre sur les champignons faisait de son mieux pour reprendre son état solide. Au moins, la salade, elle, avait toujours été froide.

Je ramassai le mot sur la table. Huit semaines auparavant, Curran, le Seigneur des Bêtes d’Atlanta, le maître de quinze cents Changeformes et mon psychopathe personnel, s’était assis dans la cuisine de mon appartement en ville et avait écrit un menu sur ce morceau de papier. J’avais perdu un pari et, selon les termes de celui-ci, je lui devais un dîner, nue. Il avait ajouté une note expliquant qu’il se contenterait de me voir en culotte et soutien-gorge, puisqu’il n’était pas totalement un monstre – affirmation qui restait ouverte au débat.

Il avait fixé la date au 15 novembre, donc aujourd’hui – j’avais déjà vérifié le calendrier trois fois. Je l’avais appelé à la forteresse trois semaines auparavant et nous nous étions mis d’accord sur le lieu – ma maison près de Savannah – et sur l’heure : 17 heures.

Il était 20 h 30.

Il avait dit qu’il était impatient.

Nourriture, OK. Mon ensemble de sous-vêtements le plus flatteur, OK. Maquillage, OK. Curran, absent. Je fis courir mon doigt sur la lame pâle de mon sabre, sentant le métal froid sur ma peau. Où donc était Sa Majesté ?

Avait-il peur, Monsieur « Tu coucheras avec moi et tu en redemanderas » ?

Il avait poursuivi un palais volant dans une jungle enchantée et s’était frayé un passage à travers des dizaines de démons Rakshasas pour me sauver. Le dîner revêtait un caractère très important pour les Changeformes. Ils prenaient toujours la nourriture au sérieux, mais la préparation d’un dîner à des fins romantiques conférait à un repas ordinaire une signification presque solennelle. Lorsqu’un Changeforme cuisinait pour une femme, c’était soit qu’il promettait de s’occuper d’elle et de ses enfants, soit pour la mettre dans son lit. La plupart du temps, c’était les deux. Curran m’avait nourrie une fois, alors que j’étais à moitié morte, et le fait que j’aie mangé ce qu’il m’avait préparé, même sans savoir ce que cela signifiait, l’amusait énormément. Il n’aurait raté ce dîner pour rien au monde.

Quelque chose avait dû le retenir.

Je décrochai le téléphone. Mais, bon, il adorait se moquer de moi et était bien capable de se cacher dans les buissons pour observer ma réaction. Curran traitait les femmes comme des jouets merveilleux : il leur offrait un verre par ci, un dîner par là, s’occupait de leurs problèmes et, une fois qu’elles étaient devenues totalement dépendantes de lui, s’ennuyait. Peut-être que ce que j’avais perçu entre nous n’existait que dans ma tête ? Il s’était rendu compte qu’il avait gagné et avait perdu tout intérêt pour moi. L’appeler ne ferait que lui donner la possibilité de s’en gargariser.

Je raccrochai et examinai de nouveau ma tarte.

S’il existait une entrée « maniaque du contrôle » dans le dictionnaire, on trouverait la photo de Curran à côté. Il régnait d’une main de fer et, quand il disait « fonce », il valait mieux foncer. Il me mettait en fureur et je l’insupportais. Même s’il n’était pas vraiment intéressé, il ne raterait pas l’occasion de me voir le servir en sous-vêtements. Son ego était bien trop démesuré pour ça.

Quelque chose avait dû se produire.

Vingt heures quarante-quatre. Curran était la première et la dernière ligne de défense de la Meute. Au moindre signe de menace, il était sur le front, rugissant et déchiquetant.

Il était peut-être blessé.

Cette pensée m’arrêta. Il faudrait toute une armée pour abattre Curran. Des quinze cents fous furieux que comptait la Meute, il était le plus dur et le plus dangereux de tous. Si quelque chose était arrivé, ce devait être terrible. Il m’aurait appelée s’il avait été retardé par un problème mineur.

Vingt heures quarante-neuf.

Je décrochai le téléphone et composai le numéro de la forteresse, le donjon de la Meute dans la banlieue d’Atlanta.

Restons professionnelle. Ce sera moins pitoyable.

— Vous avez appelé la Meute. À qui souhaitez-vous parler ? demanda une voix féminine.

Très amicaux, les Changeformes.

— Ici l’agent Daniels. Puis-je parler à Curran, s’il vous plaît ?

— Il ne prend pas d’appels pour l’instant. Voulez-vous laisser un message ?

— Est-il à la forteresse ?

— En effet.

J’eus l’impression qu’un étau m’étreignait la poitrine. J’avais du mal à respirer.

— Message ? répéta la Changeforme.

— Dites-lui simplement que j’ai appelé, s’il vous plaît. Dès que possible.

— C’est urgent ?

Et merde !

— Oui, en effet.

— Ne quittez pas.

Le silence s’installa sur la ligne. Les secondes s’égrenèrent, de plus en plus lentement.

— Il dit qu’il est trop occupé pour vous parler pour l’instant. Et, à l’avenir, veuillez utiliser les canaux officiels et appeler notre chef de la sécurité, Jim. Son numéro est le…

Je l’interrompis d’une voix étrangement plate :

— J’ai son numéro, merci.

— Il n’y a pas de quoi.

Je raccrochai très soigneusement. Un son minuscule éclata dans mes oreilles ; j’eus l’absurde impression que c’était mon cœur qui se fendait.

Il m’avait posé un lapin.

J’avais préparé un énorme repas. J’étais restée à côté du téléphone pendant presque quatre heures. Je m’étais maquillée pour la deuxième fois de l’année. J’avais acheté une boîte de préservatifs. Au cas où. Et il m’avait posé un lapin.

« Je t’aime, Kate. Je serai toujours là pour toi, Kate. »

Fils de pute ! Il n’avait même pas eu les couilles de me parler.

Je bondis de mon fauteuil. S’il voulait me larguer après toutes ces conneries, je le forcerais à le faire en face.

Il me fallut moins d’une minute pour m’habiller et charger mes bracelets de force d’aiguilles en argent. Mon sabre, Slayer, contenait assez d’argent pour faire mal – même à Curran – et là, à cet instant, j’avais très envie de lui faire mal. Je fouillai la maison à la recherche de mes bottes dans un état de fureur rageuse, les trouvai – étrangement – dans la salle de bains et m’assis par terre pour les enfiler. Je tirai la botte gauche, mis mon talon en place et m’arrêtai.

À supposer que j’arrive à la forteresse. Et alors ? S’il décidait qu’il ne voulait pas me voir, il faudrait que je me fraie un passage entre ses hommes pour l’atteindre. Même s’il m’avait blessée, je ne pouvais pas faire ça. Curran me connaissait assez pour le savoir et s’en servir à mes dépens. Je me vis assise à la réception de la forteresse pendant des heures. Hors de question !

Si ce connard condescendait à faire une apparition, qu’est-ce que je lui dirais ? « comment as-tu osé me larguer avant même que notre relation n’ait pu commencer ? » « j’ai roulé pendant six heures pour te dire à quel point je te hais parce que tu as tant d’importance pour moi » ? Il éclaterait de rire, je le découperais en morceaux et il me briserait la nuque.

Je me forçai à rester rationnelle malgré ma rage. Je travaillais pour les Chevaliers de l’Aide Miséricordieuse qui, avec la DAP – la Division des Activités Paranormales – et l’UMDP – les Unités Militaires de Défense du Paranormal –, formait la défense légale contre toutes sortes de menaces magiques. Je n’étais pas chevalier, mais j’étais une représentante de l’Ordre. Pire, j’étais la seule représentante de l’Ordre possédant le statut d’Amie de la Meute, ce qui signifiait que, si je tentais de me mêler des affaires de la Meute, les Changeformes ne me tueraient pas tout de suite. Tout problème légal que pouvait avoir la Meute aboutissait chez moi.

Il y avait deux sortes de Changeformes : le Peuple libre du Code, qui contrôlait strictement le V-Lyc, le virus qui envahissait leur corps, et les Wolfs, qui se laissaient dévorer par lui. Les Wolfs tuaient sans discrimination, passant d’une atrocité à une autre jusqu’à ce que quelqu’un rende service à l’humanité et les abatte. La DAP d’Atlanta considérait tout Changeforme comme un futur Wolf, et la Meute répondait à sa paranoïa en accentuant son attitude défensive envers les Changeformes extérieurs. La position de la Meute vis-à-vis des autorités était précaire : au mieux, ce qui la préservait de l’hostilité absolue était sa politique de coopération avec l’Ordre. Si Curran et moi nous affrontions, notre combat serait perçu non pas comme un conflit entre deux individus, mais comme un assaut du Seigneur des Bêtes contre un représentant de l’Ordre. Personne n’imaginerait que j’avais été assez stupide pour l’agresser.

Le statut des Changeformes serait foutu. J’avais très peu d’amis et la plupart d’entre eux avaient de la fourrure et des griffes. Je bousillerais leur vie en essayant de calmer ma douleur.

Pour une fois dans mon existence, je devais me montrer responsable.

J’ôtai mes bottes et les balançai. Elles cognèrent contre le lambris du couloir.

Pendant des années, mon père puis mon tuteur, Greg, m’avaient recommandé d’éviter les relations humaines. Amis et amants n’apportaient que des problèmes. J’avais un but, et ce but – comme mon sang – ne laissait pas de place à autre chose. Je n’avais pas tenu compte de leurs avertissements et baissé ma garde. Il était temps d’assumer et de payer le prix.

J’avais cru Curran, imaginé qu’il était différent, mieux que les autres. Il m’avait fait espérer une relation que je n’avais jamais pensé mériter. Quand l’espoir se brise, ça fait mal. Le mien avait été immense, désespéré, et ça faisait très, très mal.

La magie noya le monde dans une vague silencieuse. Les lampes électriques clignotèrent avant de s’éteindre tandis que les lanternes fae sur mes murs s’allumaient de lueurs bleues. L’air enchanté dans les tubes de verre tordu devint de plus en plus brillant, jusqu’à ce qu’une lumière bleue emplisse toute la maison. On appelait ça la « résonance postchangement » : la magie arrivait par vagues, rejetant la technologie avant de disparaître brutalement, de manière imprévisible. Quelque part, les moteurs à essence bloquaient et les armes à feu s’enraillaient. Les sorts défensifs autour de ma maison se levèrent, formant un dôme au-dessus du toit et me rappelant l’évidence : j’avais besoin de protection. J’avais baissé ma garde pour laisser entrer le lion. Il était temps d’en payer le prix.

Je me levai. Tôt ou tard, mon boulot me forcerait à revoir le Seigneur des Bêtes. C’était inévitable. Il fallait que je me débarrasse de la douleur sans tarder pour que, à notre prochaine rencontre, je puisse être courtoise et froide.

Je fonçai dans la cuisine, jetai le dîner à la poubelle et sortis. J’avais rendez-vous avec un punching-ball et imaginais déjà le visage de Curran sur le cuir.

Une heure plus tard, quand je quittai Savannah pour rejoindre mon appartement à Atlanta, j’étais tellement épuisée que je m’endormis dans la voiture dès que je l’eus installée sur la ligne fae qui l’emporta par magie vers la ville.

Kate Daniels 4 - Blessure magique
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